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(presque) tout savoir sur 13e Symphonie de Schostakovich « Babi Yar »

33 771 juifs assassinés en 48 heures : le massacre de Babi Yar

Le massacre de Babi Yar est le plus grand massacre de la Shoah, dénommé « Shoah par balles« .  Celui-ci eut lieu les 29 et 30 septembre 1941 aux abords du ravin de Babi Yar à Kiev. Dans les mois suivants, d’autres massacres eurent lieu au même endroit, faisant entre 100 000 et 150 000 morts supplémentaires (pas seulement des Juifs, mais également des prisonniers de guerre soviétiques, Tziganes, Ukrainiens et otages civils) jusqu’à la mise en place en 1942 du camp de concentration de Syrets.

Pourquoi la 13e symphonie de Dmitri Schostakovitch est-elle surnommée  « Babi Yar » ?

La 13e symphonie de Schostakovitch sous-titrée « Babi Yar », a été créée le 18 décembre 1962 à Moscou par l’Orchestre philharmonique russe et le chœur de l’institut Gnessine.

Cette oeuvre magistrale porte ce surnom car elle est met en musique (basse soliste, choeur d’hommes et orchestre) le poème « Babi Yar » écrit par Evgueni Evtouchenko (1932 – 2017). Dans celui-ci, le poète dénonce les atrocités perpétrées par les nazis le 29 septembre 1941, à proximité du ravin « Babi Yar » situé dans la forêt de Kiev (Ukraine).

Evtouchenko fut un des premiers hommes  ayant le courage de  s’élever en Union soviétique pour la défense de la liberté individuelle, et de tous les opprimés.

Dimitri Chostakovitch (1906-1975), compositeur russe de la période soviétique,  a vécu les guerres successives et meurtrières qui ont secouées le monde du XXe siècle. Grâce, notamment, à son œuvre Babi Yar, Chostakovitch se présente comme une figure emblématique de la musique engagée de son temps.

Babi Yar : Un devoir de mémoire

Après la mort de Staline en 1953, Nikita Khrouchtchev, un homme d’État du Parti Communiste russe, entamera la période du « dégel ». Cette dernière laissera plus de liberté aux artistes et fera apparaître de plus en plus de voix pour dénoncer la privation de liberté et les terribles massacres « oubliés » qui ont eu lieu.

Evtouchenko face au massacre de Babi Yar

Babi Yar est le nom d’un ravin situé dans une forêt voisine de Kiev (Ukraine) où plus de 33 000 juifs ont été exterminés du 29 au 30 septembre 1941.

Pour les historiens, l’indicible atrocité de cet acte de barbarie est dénommé « la Shoah par balles« . Evgueni Evtouchenko, poète russe, a rendu hommage aux victimes de ce cimetière anonyme. Il a donc écrit un poème en 1961 du même nom, afin de rendre possible un long et douloureux travail de mémoire historique : ne pas oublier et surtout ne pas reproduire ce barbarisme inhumain.

En effet, il n’existait sur les lieux de ces massacres aucune trace, aucune stèle ou mémorial, et les autorités soviétiques ne souhaitaient pas que des commémorations de ces tristes évènements voient le jour.

Dmitri Schostakovich, particulièrement ému à la lecture du poème, décide de le mettre en musique (avec d’autres textes). Le poème sera la base de sa 13e  Symphonie pour basse, choeurs d’hommes et orchestre.

L’engagement du compositeur Dimitri Chostakovitch contre l’antisémitisme de son temps

En composant sa 13e symphonie « Babi Yar », Chostakovitch s’engage véritablement contre l’antisémitisme.

… Il serait temps que les juifs puissent vivre heureux et en paix là où ils sont nés : en Russie. On ne devrait jamais oublier la dangerosité de l’antisémitisme, et nous devrions continuer à faire de la prévention, parce que cette infection est toujours en vie, et qui sait si un jour elle disparaîtra.

C’est d’ailleurs pourquoi j’ai été réjoui, lorsque j’ai lu le texte de Babi Yar : le poème m’a surpris. Et il a surpris des milliers de gens : beaucoup avaient entendu parler de Babi Yar, mais c’est avec le texte, écrit par Evtouchenko, qu’ils s’en sont vraiment rendu compte. Beaucoup avaient essayé de détruire la mémoire de Babi Yar, d’abord les Allemands eux-mêmes, puis le gouvernement ukrainien ; mais ce texte est devenu une preuve même que ce qui s’est passé à Babi Yar ne sera jamais oublié. Voilà une preuve de la puissance de l’art.

Les gens savaient ce qu’il [sic] s’était produit à Babi Yar, même avant le poème de Evtouchenko, mais ils ont décidé de se taire. Le texte de cette symphonie a brisé le silence. L’art détruit le silence.

Dmitri Schostakovich

Son œuvre est un éloge funèbre et solennel aux victimes du Nazisme en Russie. Cette symphonie compte cinq mouvements.

photo du compositeur
Dmitri Schostakovich

Le premier, Babi Yar, est mis en valeur par des voix aux tessitures graves ponctuées de coups de cloche, qui plongent le public dans une musique funèbre en mémoire aux victimes.

Le deuxième mouvement, Humour, utilise des notes plus légères. La musique prend même des allures de Folklore.

Pendant le troisième mouvement, « au magasin », la musique devient plus lente. Cette partie rend hommage aux femmes du 20ᵉ siècle qui ont enduré deux guerres et ont abattu un travail considérable.

Le quatrième mouvement, « peurs », met à l’honneur les cuivres. Ils utilisent les tons graves et laisse place à une vive émotion. Enfin, le dernier mouvement « carrière » est surtout joué par les instruments à vent (flûte). Il met à l’honneur les martyrs qui ont lutté pour leurs idéaux et fait un contraste avec les personnes qui ont reniées leurs idées pour favoriser leur carrière.

Les étapes mouvementées de la composition de l’œuvre

La création de l’œuvre fut mouvementée, compte tenu du contexte de l’époque (le régime soviétique trouvait ces poèmes trop « juifs ») et du message profond qu’elle avait pour objectif de transmettre. Aussi, le gouvernement de l’URSS de l’époque, voulant bien entendu effacer les traces de ces massacres répétés, demande une révision de la symphonie à Chostakovitch. La partition originale fut mise à l’index jusqu’à la mort du compositeur. Kirill Kondrachine enregistre cependant en 1967 une exécution de la 13e Symphonie, incluant une version « auto-censurée « du poème écrit par Evtouchenko. 

Babi Yar : un sujet dérangeant

À plusieurs reprises Nikita Khrouchtchev menace d’interdire la représentation de la 13e symphonie de Chostakovitch. En 1965, le poète Evtouchenko devra même réécrire la première strophe de son poème en mentionnant que des Russes et des Ukrainiens ont également péri aux côtés des victimes juives en 1941 à Babi Yar.

Création de la 13e symphonie : multiples rebondissements

La préparation de l’œuvre sera le théâtre de multiples rebondissements imprévus, qui mettront parfois en péril la première représentation de la 13e symphonie de Chostakovitch à Moscou en 1962. En effet, au dernier moment Mravinsky, un grand chef d’orchestre russe refuse de diriger la symphonie. Kirill Kondrachine décidera alors de le remplacer. Mais, les ennuis ne s’arrêteront pas là ! Le soliste bassiste Boris Gmyria à la veille de la représentation est appelé en urgence par le Bolchoï pour la représentation du « Prince Igor ». Heureusement, il est finalement remplacé par Vitaly Gromadsky. Le soir de la représentation une ambiance oppressante et angoissante règne dans la salle. Mais, dès les premières notes le succès de la 13e symphonie de Chostakovitch est immédiat auprès du public russe.

Poeme « Babi Yar »

Evgueni Evtouchenko (19321 – 2017)

Non, Babi Yar n’a pas de monument.
Le bord du ravin, en dalle grossière.
L’effroi me prend.
J’ai l’âge en ce moment
Du peuple juif.
Oui, je suis millénaire.

 

Il me semble soudain –
l’Hébreu, c’est moi,
Et le soleil d’Egypte cuit ma peau mate ;
Jusqu’à ce jour, je porte les stigmates
Du jour où j’agonisais sur la croix.
Et il me semble que je suis Dreyfus,
La populace
me juge et s’offusque ;
Je suis embastillé et condamné,
Couvert de crachats
et de calomnies,
Les dames en dentelles me renient,
Me dardant leurs ombrelles sous le nez.

 

Et je suis ce gamin de Bialystok ;
le sang ruisselle partout.
Le pogrom.
Les ivrognes se déchaînent et se moquent,
Ils puent la mauvaise vodka et l’oignon.
D’un coup de botte on me jette à terre,
Et je supplie les bourreaux en vain –
Hurlant ’’ Sauve la Russie, tue les Youpins ! ’’
Un boutiquier sous mes yeux viole ma mère.
Mon peuple russe ! Je t’aime, je t’estime,
Mon peuple fraternel et amical,
Mais trop souvent des hommes aux mains sales firent de ton nom le bouclier du crime !
Mon peuple bon !
Puisses-tu vivre en paix,
Mais cela fut, sans que tu le récuses :
Les antisémites purent usurper
Ce nom pompeux :’’ Union du Peuple Russe ’’…

 

Et il me semble :
Anne Franck, c’est moi ;
Transparente comme en avril les arbres,
J’aime.
Qu’importent les mots à mon émoi :
J’ai seulement besoin qu’on se regarde.
Nous pouvons voir et sentir peu de choses –
Les ciels, les arbres, nous sont interdits :
Mais nous pouvons beaucoup, beaucoup – et j’ose
T’embrasser là, dans cet obscur réduit.
On vient, dis-tu ?
N’aie crainte, c’est seulement
Le printemps qui arrive à notre aide…
Viens, viens ici.
Embrasse-moi doucement.
On brise la porte ?
Non, c’est la glace qui cède…

 

Au Babi Yar bruissent les arbres chenus ;
Ces arbres nous sont juges et témoins.
Le silence ici hurle.
Tête nue
mes cheveux grisonnent soudain.
Je suis moi-même
silencieux hurlement
Pour les milliers tués à Babi Yar ;
Je sens
Je suis moi-même
Je suis moi-même
chacun de ces enfants,
chacun de ces vieillards.
Je n’oublierai rien de ma vie entière ;
Je veux que l’Internationale gronde
Lorsqu’on aura enfin porté en terre
Le dernier antisémite du monde !
Dans mon sang, il n’y a pas de goutte juive,
Mais les antisémites, d’une haine obtuse comme si j’étais un Juif, me poursuivent-
Et je suis donc un véritable Russe !

Symphonie n° 13 en si bémol majeur, op. 113

Par le Radio Philharmonic Orchestra, Groot Omroepmannenkoou dirigé par Dmitri Slobodeniouk avec la collaboration de Sergei Aleksashkin (basse). Enregistré lors du concert du dimanche matin du 3 avril 2011, Grote Zaal Concertgebouw Amsterdam

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Illustration: le ravin de Babi Yar, dans la fôret de Kiev

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